Vous ai-je parlé de Grosse Vache?
(Non, sûrement pas, épais! T'écris depuis quelques jours à peine!)
Et bien je vous en parle, car elle sera souvent présente au cours de l'année, Grosse Vache. Ce ruminant féminin est une jeune dame (j'aurais préféré une vieille peau, mais on ne choisit pas ses ennemis), nouvellement maman, que j'ai croisée à l'affichage des postes. En fait, «affichage des postes» est un terme poli, utilisé par le syndicat et la commission scolaire, pour désigner un abattoir. Je reviendrai sur ce sujet angoissant en juin 2007, alors que la date fatidique de cet encan bovin sera connue. Pour l'instant, tout ce qu'il faut retenir, c'est qu'elle est devenue mon ennemie à cet endroit et que son surnom est inconsciemment lié à cette expérience.
Bref, nous sommes à l'affichage. Pourquoi y suis-je? Parce que je suis un bouche-trou ou, dans le langage plus chic des hautes instances, un «enseignant à statut précaire». Comme toutes les bêtes entassées dans la salle, j'attends avec angoisse qu'on nomme mon numéro pour savoir à quel cheptel j'appartiendrai l'an prochain. On m'appelle enfin et je me rue vers l'avant, dans l'enclos d'attente, en compagnie de cinq autres victimes de la liste prioritaire.
Le seul avantage d'être des humains plutôt que des bovidés, c'est que nous pouvons choisir (dans une certaine limite) le lieu de notre calvaire à venir. Dans mon cas, je sais tout à fait où je veux aller. Je suis dans les premiers appelés, j'ai toutes les chances de mon côté. Sauf que j'ai bien appris, avec le temps, que la chance ne suffit pas. Il faut aussi faire avec l'hypocrisie et les fausses minauderies des 500 autres personnes présentes. D'accord, ce ne sont pas toutes des vaches, moi le premier (je suis un boeuf, hello!). Quand une copine me susurre à l'oreille que le contrat #127 l'intéresse et qu'elle est trois ou quatre noms derrière le mien sur la liste, je suis bon prince! Je ne vais pas le lui piquer, même si c'est le seul contrat restant qui vaut la peine. Appelez ça de l'abnégation, de l'éthique, de la morale ou de la stupidité, j'm'en fiche! Reste que, malgré les rares exceptions, dans ce troupeau, les têtes sans scrupules ont la majorité.
Je suis donc installé, le coeur (si, si, j'en ai un!) battant à tout rompre jusque dans mes tempes. J'ai chaud, il y a trop de bruits (les meuglements des steaks en devenir) et j'ai les jambes molles. La jeune femme à côté de moi a un bébé dans ses bras, inconscient du drame que vit sa mère. Je souris à la maman, offrant le peu de soutien moral que je peux fournir à autrui dans l'actuelle situation. Elle ne répond pas à mon sourire, que je dirige alors vers son bambin, beaucoup plus réceptif. Mes yeux se posent alors sur la main qui supporte bébé et qui tient un papier, couvert de nombres divers dont un, entouré de multiples cercles concentriques fluorescents. Le numéro de mon contrat. Ma respiration se fait difficile, j'ai le coeur dans le gorge et le sel des larmes proches qui m'irrite les yeux. Détrompez-vous: je ne suis pas ému, je suis en rage. Mais plutôt que de l'encorner sauvagement et de déchiqueter son corps dans un Stampede solo endiablé, je choisis de converser. Il est impensable de parler à autrui quelques pas avant le marquage au fer blanc, mais je ne suis pas à un sacrilège près.
Moi (doucereux) : Excuse-moi, je vois que tu as choisi le numéro-un-tel...
Elle (Arid extra-sec) : Oui.
Moi (faussement rassurant) : Tu vas voir, c'est une belle école. J'y ai passé la dernière année.
Elle (faussement intéressée) : Ah oui? De toute façon, je n'y serai même pas.
Moi (???) : ???
Elle : Ben oui, je suis en congé de maternité. Je le prends pour qu'on me paie, parce qu'il faut que je sois attribuée à un contrat pour avoir mon salaire, mais je ne serai pas présente.
Moi (revenant à la charge, plein d'espoir) : Écoute, je t'explique : ce contrat, c'est pour la même classe que j'avais cette année. Ce seront les mêmes élèves, et j'aurais bien aimé poursuivre avec eux ce qui a été commencé. Je sais qu'eux, l'apprécieront beaucoup aussi. Alors comme tu ne seras pas là de toute façon, peut-être pourrais-tu choisir un autre contrat?
Elle (retour Arid ultra-supra-extra-sec, plus sourire hypocrite au cube) : Non, je suis désolée.
Elle a effectivement pris le contrat. Je l'aurais tuée, tirée avec un gros calibre, comme une vache folle.
Par un heureux concours de circonstances, je serai malgré tout avec mes élèves cette année. Je la remplace dans son remplacement. Mais, comme toute enseignante en congé de maternité, elle peut décider de réintégrer son contrat à tout moment. N'est-il besoin de vous dire que je vais cacher une winchester en-dessous de mon bureau.