Les Confessions d'un Prof Maudit

31.3.07

Les Aventures du P'tit Maudit 2

Parce qu’avant d’être prof, il était petit…

Décembre. 1981. 2e année.

On est au début du mois, mais déjà la fébrilité est présente. La classe est excitée. Prof Air bête a installé le sapin et les décorations toute seule parce qu’elle ne voulait pas qu’ils cassent quelque chose. Ils ont commencé les bricolages de Noël classiques, comme le sapin avec la ouate ou le bonhomme de neige avec trois boules de styromousse et de la feutrine. Ça travaille aussi à écrire une lettre au Père Noël avec les nouveaux mots de débutant appris depuis septembre. Lui, il n’écrit pas au Père Noël. D’abord, il ne sait même pas s’il a une opinion sur son existence. Et s’il existe, ben il lui fait vraiment trop peur pour qu’en plus il lui écrive. Passe encore d’accepter ses cadeaux. Mais être copains comme cochons, wooh les moteurs!

Alors il dessine. Il aime bien dessiner. Tout le monde lui dit qu’il est bon. Pas le «Il est dont bon en dessin!» aucunement objectif que lancent à tout bout de champ les parents. C’est plutôt le «Aïe! Té bon! Aïe! Viens voêr c’qu’y’a faite!» des élèves de sa classe. Et quand ça vient de ceux qui ne lui parlent jamais, c’est encore plus apprécié.

Pour lui, le dessin, c’est un autre monde. C’est plonger dans son imaginaire, s’y immerger. C’est aussi une des rares choses dont il est fier. Alors il s’y donne à fond. Tellement à fond qu’il frôle l’autisme et est aspiré dans un univers parallèle. Comme quand il regarde la télé et comme quand, beaucoup plus tard dans son existence, il jouera aux jeux vidéo.

Tout à coup, on l’extirpe brutalement de son nirvana gribouillé. Il lève les yeux d’une feuille sur laquelle il y a peut-être un dragon qui mange du poisson ou un insecte étrange qui joue aux cartes, pour se retrouver nez à nez avec Prof Air bête qui a ce pour quoi il lui a donné ce surnom : l’air bête.

Et à juste raison! Elle a fait ranger les projets de Noël il y a 20 minutes et a distribué un test rapide d’additions et de soustractions dont le temps est à présent écoulé. C’est en voulant récupérer la feuille de chaque élève qu’elle s’est aperçue qu’il dessinait encore. Elle est furieuse et ses bajoues tremblent d’indignation. Elle lui pique son dessin, le déchire sous son nez, prend la feuille de maths et se rue à son bureau pour y mettre un «zéro» tout rouge.

Il a chaud. Il a l’impression d’être en feu. Ses yeux lui piquent. Et il réalise qu’il a une envie de pipi qui, à elle seule, atteint le seuil de pression du barrage LG2. Parce que, dans son univers parallèle, il n’a aucun besoin précis : jamais faim, jamais endormi, jamais besoin des autres, jamais envie de pipi. Il lève la main et elle lui accorde le droit de parole à son corps défendant. Quoi? Aller aux toilettes? Hors de question! Comment peut-il espérer une telle «faveur» après ce qui vient de se passer.

Donc il patiente, il serre les dents, il pense à tout sauf à de l’eau, à une piscine, à des chutes. Il est incapable de se concentrer sur la leçon en cours. Il rêve d’un urinoir. D’un arbre dans le bois. De s’arrêter sur le bord de l’autoroute. Il guette l’heure de la récré de l’après-midi. La cloche qui le sauvera.

Quand elle sonne, c’est la ruée vers les casiers. Il y a de la neige en décembre, chose encore habituelle à l’époque. Prof Air bête s’apprête à sortir de la classe derrière les élèves lorsqu’elle remarque qu’il est encore là. Il pleure à chaudes larmes et elle doit croire que ce sont les pleurs honteux d’un petit garçon qui s’est fait chicané par sa maîtresse. Mais elles n’ont rien de chaud, ces larmes, car ce sont celles, amères, d’un orgueil bafoué contre son gré. Orgueil qui maintenant s’étend au pied de sa chaise en une flaque dont la couleur ne trompera personne.

Est-elle troublée? Choquée? Coupable? Repentante? Il ne saurait le dire. Mais en tout cas, la réplique qu’elle lui sert, la lui fera haïr jusqu’à la fin de l’année. «Si t’avais pas été aussi désagréable, je t’aurais laissé y aller. Mais là… En té cas! Reste à l’intérieur pour la récré pis après, ben faudra que tu patientes. Tu te changeras chez-vous.» Elle est méchante, voilà ce qu’elle est.

Il est resté à la récré et le concierge est venu nettoyer, avec un sourire qui se voulait réconfortant. Il a passé le reste de l’après-midi à mariner dans son jus, dans la moiteur glaciale, malgré le chauffage, de son slip et de son pantalon marqué du fessier au bas de la jambe gauche. À la fin de l’après-midi, il a attendu que tous les élèves soient sortis, a longé le mur jusqu’à son casier et a traîné dans les corridors pour éviter les autres dans la cour. En retournant chez lui, malgré son pantalon de neige, il a senti la morsure du froid sur cette humidité malodorante. En passant la porte de l'appartement, il a filé directement à sa chambre et s’est changé avant de se présenter à sa mère, prenant bien soin de cacher les traces de la honte dans son sac de lavage.

Oui, elle était méchante. Pas pour le pipi, non. Parce qu’elle lui avait détruit la quiétude de son univers parallèle. Il n’y serait jamais plus en paix, craignant toujours une quelconque fuite.

12 Comments:

  • Ça y est! Je suis accrochée, je te lisais de temps en temps, je devrai maintenant visiter ton blog quotidiennement. Ton aventure m'a touchée, quel bon conteur tu es!
    Au plaisir de te lire encore et encore...

    By Anonymous Anonyme, at 31.3.07  

  • Cet Air Bête, est-ce qu'elle a quitté ce monde. On ose l'espérer.

    Ce genre d'enseignant qui s'imagine que l'humiliation d'un élève ne peut que le faire grandir dans son for intérieur. Si cet Air Bête vous voyait, il s'imagirerait très vite que votre réussite dans la vie est de sa faute et s'en attriburait tout le mérite.

    L'entendez-vous dire "Je l'ai humilié et ça a renforcé son caractère, sans moi il n'aurait jamais rien fait de bon". Tellement déplorable.

    By Blogger Marchello, at 1.4.07  

  • De toi, le joli dessin?

    Excellente résilience et vengeance bien positive...

    Très joliment raconté, encore.

    ;-)

    By Anonymous Anonyme, at 1.4.07  

  • À bien y penser, votre texte est encore d'actualité, parce que c'est encore vrai, aujourd'hui que nous, enseignants devons tirer les enfants de leur univers parfois tellement meilleur. Oui, je suis certain que ce genre de situation se reproduit encore et se reproduira.

    Et comment l'éviter? Peut-être que prof Air Bête devrait être plus attentive au sentiments de ses élèves..

    Néanmoins, je sais qu'il n'est pas facile de faire des situations d'enseignement signifiantes pour tous les enfants. Qu'il est compliqué de mêler un univers d'enfant à la réalité environnante.

    Mais cela n'est-il pas inévitable.. la triste ascension vers le destin d'un adulte?

    By Anonymous Anonyme, at 1.4.07  

  • Tu as tellement bien écrit la situation qu'on s'y serait cru! Je suis vraiment indignée.. et j'espère sincèrement que cette femme et ceux de son espèce sont disparus à jamais de nos écoles..

    By Blogger moi m'aime, at 1.4.07  

  • mon Dieu, cette prof aurait surement fait la manchette du téléjournal de 18h à TQS si ça s'était passé en 2007!

    By Blogger Cartouche, at 1.4.07  

  • Sidérant, à seulement 25 ans de distance. C'était bien après la Grande Noirceur, pourtant...

    Et dire qu'on croyait que Françoise Dolto exagérait dans ses exemples d'adultes qui sabotent les enfants. Cette enseignante sans allure passait une frustration quelconque sur un élève sans défense. Sans défense, mais bel et bien résilient, heureusement!

    By Anonymous Anonyme, at 2.4.07  

  • Aye aye, je suis bouche bée devant ton texte.

    C'est difficile d'être vraiment à l'écoute de nos élèves, d'être attentifs à leur comportement, à leur corps. J'essaie le plus souvent possible de désamorcer le malaise dès que je l'aperçois dans le regard de mes élèves, dans leurs gestes, mais c'est pas toujours facile. L'apprentissage ne peut pas naître du malaise, ça c'est sûr.

    Définitivement, la dame décrite dans ton récit n'était royalement pas à l'écoute de ce jeune garçon.

    On n'a pas la tâche facile; il faut prendre ces enfants, avec toutes les richesses, les différences, la spontanéité et le potentiel qu'ils ont, et les faire caser dans ce même moule, cette structure qui nous est imposée. Il n'y a qu'un seul univers, celui que la société propose, bon ! Pas de place pour les petits univers de nos tout petits :o(

    Comme on dit, "y'en n'aura pas de faciles !" :o(

    By Blogger :o), at 2.4.07  

  • Ce texte m'a fait beaucoup réfléchir car moi aussi enfant j'étais souvent dans mon monde. On me disait lunatique et je sautais facilement des rires aux larmes. le seul enseignant à avoir compris ma personnalité était mon prof de sixième année primaire. je dois dire que très souvent je pense à Monsieur Cremer. Cet enseignant particulier, très à l'écoute de ses élèves et qui se foutait parfois un peu trop (aux yeux des autres enseignants) du programme scolaire. Lui, il ne nous apprenait pas à dessiner mais bien à exprimer notre imaginaire. On faisait de la peinture au couteau et de l'aquarelle, sans oublier la gouache. Il ne corrigeait pas ma façon de tenir mon crayon (je le tiens toujours ainsi aujourd'hui et cela ne m'a jamais empêché de dessiner et de devenir graphiste). Lorsque l'on avait fini nos exercices, on pouvait aller s'asseoir sur des coussins dans le coin lecture de la classe. Nous avions tous apporté nos livres et nos parents avaient donnés d'anciens coussins. Il y' avait aussi le coin prière (c'était une école catholique), où l'on pouvait déposer des fleurs et mettre de l'argent dans une tirelire pour Lili, petite africaine, parrainée par l'école. Puis surtout, le coin que la plupart préféraient, le coin nature, avec un immense poster de forêt d'automne qui couvrait le mur au complet. On y trouvait quelques quelques animaux domestiques et nous devions les nourrir, nettoyer leur cage etc .... Souvent nous partions à l'aventure, à la cueillette des champignons, ou à la découverte de l'écosystème d'un étang. Nous ramenions des divers specimens afin de recréer un écosystème dans notre classe. un jour, nous avions même fait l'expérience de placer le pauvre Bubulle avec des petits poissons d'étangs dans le même aquarium. Pauvre Bubulle, il n'a pas survécu ! Toutes ces expériences enrichissantes ont fait de moi celle que je suis et je ne pourrai jamais remercier assez Monsieur Cremer pour son dévouement envers ses élèves et les passions qu'il a su transmettre à chacun de nous.

    By Anonymous Anonyme, at 3.4.07  

  • Salut, prof maudit.
    Je me reconnais tant dans ton expression ! Bravo et sache que c'est pire ou c'était pire en France. Ce n'est guère parti pour s'améliorer.

    By Blogger redac, at 27.4.07  

  • Je suis touchée, j'adore votre texte. Je suis une future enseignante et ça me fait réfléchir sur ma future profession. Merci beaucoup de partager avec la communauté!

    Wow!

    By Blogger Mamzelle Rachel, at 4.10.07  

  • J'ai les larmes aux yeux en lisant ce billet. Outre le fait que mes hormones de grossesse m'influencent, je pense à mon fils, qui a 11 ans et qui doit vivre avec un trouble d'apprentissge rare.
    Depuis qu'on a détecté ce trouble ( il y a deux ans), ils nous on poussés à l'envoyer en classe spéciale, nous disant que son estime perso en serait renforcée...
    Sa prof de cette année, pour renforcer son estime, le traite de charmants noms comme "looser" et "bébé". Depuis septembre, je lui parle de renforcement positif... c'est en janvier qu'elle lui a écrit un Bravo dans un cahier... Le reste du temps n'est que reproches et privation.
    Je m'ennuis d'une certaine enseignante, non "spécialisée" qui savait, elle, regarder fiston avec affection et encouragements... Même s'il n'entre pas dans la norme...
    Merci pour ce billet.

    By Blogger Miylen, at 4.2.08  

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