Les Confessions d'un Prof Maudit

18.4.07

Lire à tout prix?

Non, mais! On veut-tu qu’ils lisent rien qu’un peu? Lire, lire, LIRE! Un 15 minutes le matin, un 15 minutes l’après-midi, une heure à la bibli, des cercles de lecture, des examens de lecture, lire des textes variés, apprécier des œuvres littéraires, et j’en passe! On veut tout le temps qu’ils lisent. Même les parents le veulent; ils achètent des livres à Noël, à Pâques, aux anniversaires, ils se plaignent sans arrêt que leur enfant ne lit pas assez, «Comment donc que j’peux y’en faire lire plusse?» Et puis nous, côté pédagogique, on en rajoute : «Vous savez la lecture, gna-gna-gna… Plus on lit, mieux on écrit, gna-gna-gna… Les difficultés en lecture se retrouvent dans la résolution de problèmes, gna-gna-gna…» Parfois, les profs, on aime vraiment trop s’écouter parler!

Pas étonnant après que certains de nos élèves ne veulent plus rien savoir de lire. Ils en sont écoeurés : É-COEU-RÉS! Je les comprends donc!

D’abord, il est essentiel de faire la différence entre SAVOIR lire et AIMER lire. Deux choses très différentes. On peut savoir lire et ne pas aimer lire. À preuve nos librairies qui sont loin d’être millionnaires. On peut également aimer lire sans savoir lire; rappelez-vous le nombre d’enfants que vous avez vu à scruter un volume des heures durant en épiant les images, d’autres lisant – peluche sous le bras et conte en main – une histoire ne respectant aucunement le texte, d’autres encore décodant le livre à l’envers, sérieux comme de petits papes.

Ne nous le cachons pas: même s’il est considéré comme sacrilège dans notre société bien pensante de le dire, aimer lire n’est pas essentiel à la survie. Alors que ne pas savoir lire… Certes, vous pouvez vivre tout en étant analphabète, mais entendons-nous que vous allez en baver dans certaines situations et en vivre d’autres où vous ne vous sentirez pas au meilleur de votre estime personnelle. Parlez-en à Jacques Demers!

C’est pour ça qu’il est important de faire cette nuance dans l’éducation et en enseignement, soit à la maison comme à l’école. Sinon, à taper toujours sur le même clou… Si l’enfant est comme du bois, ça va. Mais souvent, on a plus affaire à du béton. Et là, le clou se tord.

Donc, comment faire pour stimuler parallèlement le besoin de lire et le goût de lire? Étant un grand aimant de la littérature et un fan inconditionnel de littérature jeunesse, c’est toujours un crève-cœur d’avoir un ou des élèves qui n’aiment pas lire. J’essaie le plus possible de respecter alors ce choix et de m’orienter sur le besoin de lire, tout en cherchant des pistes pour stimuler le goût de lire en cours de route. Mes trucs ne sont pas infaillibles, mais s’ils peuvent vous donner un coup de pouce à vous comme à votre enfant ou votre élève, alors ce sera déjà pas mal, non?

Le besoin de lire (ou lire pour répondre à ses besoins, si vous préférez, car on peut avoir «besoin» de lire quand on a le «goût» de lire…) passe d’abord et avant tout par le contact avec le quotidien. Pour que l’enfant réalise à quel point lire est essentiel dans la vie, il doit être mis dans des situations concrètes.

À la maison, les pistes sont multiples. Passer par un mode d’emploi est un excellent exemple même si, au début, vous devrez accepter que votre enfant vive une frustration (pas facile pour le parent papoute!). Vous offrez un nouveau jeu de société à votre enfant? Mettez-le en charge de lire, comprendre les règlements et les expliquer. Votre petite fille veut vous aider dans une recette? Sa tâche sera de vous lire les ingrédients et les étapes. Votre bambin veut faire un bricolage qu’il a vu dans un livre? Qu’il lise la liste du matériel et accompagnez-le dans la lecture des étapes. Dans chacune de ces situations, vous pouvez ponctuer de «Je n’ai pas bien compris ce bout-là… peux-tu me l’expliquer?» La liste d’épicerie est aussi un bon moyen. Une fois au supermarché, mettez votre enfant en charge de quelques articles. Donnez-lui, par écrit, une petite liste où vous aurez détaillé les articles : de la crème 15% pour la cuisson de la marque XYZ (250 ml), une boîte de craquelins de la marque XYZ mais sans gras trans, une boîte de thon pâle émietté dans l’eau, etc. Et hop! Vous le laissez partir à la chasse. Vous pouvez le stimuler en lui précisant que s’il a exactement les articles demandés, il pourra choisir un article de son choix à mettre dans le panier. En général, c’est assez plaisant.

Pour ce qui est des situations d’enseignement, préparez des exercices basés sur de véritables modes d’emploi, recettes ou instructions de jeux. On peut ainsi poser des questions concrètes : comment un joueur peut-il échanger son argent? quels sont les ingrédients secs dans cette recette? comment puis-je programmer un enregistrement sur mon magnétoscope? (Tiens! Ce serait bon pour ma mère ça…) Je donne des exercices de ce genre au moins deux fois par année et les élèves apprécient beaucoup.

Et le goût de lire? À la maison, allez-y petit à petit. Si vous achetez trois romans d’un coup pour votre enfant, sans nuancer les genres en plus, vos chances de succès sont minces. Variez les genres : aventure, policier, science-fiction, fait vécu, etc. Si votre enfant n’aime pas, ne l’obligez pas à poursuivre et, surtout, attendez quelques temps avant de proposer un autre roman d’un style nouveau. Vous pouvez aussi passer un pacte : lis les deux premiers chapitres et, si tu n’aimes pas, on essaiera autre chose. Souvent, il finira par le lire au complet. Vous pouvez aussi prêcher par l’exemple en créant un «moment de lecture», un temps de la journée (le week-end par exemple) où tout le monde lit : papa, maman, frères et sœurs. Ce moment devrait devenir aussi sacro-saint que le cours de piano ou l’entraînement de soccer. Rendez le tout agréable; un petit chocolat chaud, un coussin choisi et acheté pour chaque enfant spécialement pour ce moment, et le tour est joué! Entre ça et se lever à 5h30 le matin pour aller à la patinoire…

Pour l’école, les mêmes trucs s’appliquent. La valse des genres, le pacte des chapitres, montrer l’exemple sont de mises. Si vous avez de la place pour un coin lecture confortable et stimulant, encore mieux! Je vous suggère aussi le cercle de lecture; en équipe, les enfants lisent le même livre et partagent, une fois par semaine, leurs impressions tout en remplissant des fiches littéraires. Votre conseiller pédagogique doit être en mesure de vous trouver certaines informations et documents sur le sujet, et votre direction devrait être assez ouverte d'esprit (Cross your fingers!) pour un achat de romans vu sous cet angle. Assurez-vous d’avoir des livres de différents genres et pour différents niveaux de lecteurs. Et n’ayez pas peur de refuser à un élève tel ou tel roman parce qu’il est un lecteur débutant. Ils sont, en général, assez honnêtes pour l’avouer et se l’avouer. Il ne pourra que vous être redevable ensuite lorsque, graduellement, il deviendra meilleur lecteur et pourra attaquer des volumes plus complexes.

En somme, dans le besoin comme dans le goût de lire, soyez patient. Si savoir lire est là, aimer lire n’est peut-être pas très loin. C’est souvent une question de rythme et de temps.

P.S. : Je pense que c’est le billet le plus pédagogique que j’ai jamais écrit. J’espère que ça vous a pas trop fait chier!

P.P.S. : Désolé pour le silence radio. Mais vous savez, je vous en ai déjà parlé, les bulletins

6.4.07

Space de père en fils

À la fin du primaire, les infirmières, en collaboration avec les CLSC et les services de police, passent dans les classes des finissants pour parler de puberté et des réalités du secondaire. La cigarette, la sexualité, les gangs, l’alcool et la drogue sont quelques-uns des sujets abordés.

Alors que notre infirmière aborde le sujet de la cigarette et de ses effets néfastes sur la santé, un élève intervient…

Ti-Cul Space Out : Moi, mon père, il a trouvé un truc super pour moins fumer. Ils invitent des amis et ils se passent la même cigarette entre eux!

Son père doit aussi faire d’excellents muffins!

4.4.07

Précarité, encore et toujours

C’était écrit dans le ciel.

Après que la commission scolaire ait fermé deux écoles l’année dernière, déplacé des dizaines d’enseignants en surplus et envoyé d’autres dans des commissions scolaires étrangères faute de postes…

Après que Grosse Vache m’ait mis hors de moi à l’affichage en juin dernier…

Après que la commission scolaire et le syndicat m’aient forcé, le cœur et le porte-monnaie dans l’étau, à quitter mes élèves en septembre…

Après que je me sois amouraché de mon nouveau milieu, prenant racines rapidement pour assurer mon bien-être dans un poste désormais mien…

Voilà que directrice ByZeBook m’annonce que ce poste sera fermé l’an prochain. Consternation, désespoir, rage, lassitude sont quelques-uns des états que j’ai traversés en l’espace d’une minute. Et je ne suis pas le seul. Nous sommes quatre à quitter. Baisse dans les inscriptions d’élèves et maximisation du ratio d’élèves dans les classes expliquent la décision de la commission scolaire d’octroyer moins de postes dans cette école. Et sûrement dans bien d’autres.

«Je tiens à te préciser que, si c’était seulement basé sur ton implication et ton travail auprès des élèves, d’autres seraient partis avant toi.» Je la sens sincère. Mince consolation, mais ça me fait quand même plaisir. Surtout après ce que j’ai écrit hier.

N’empêche que c’est vraiment à se demander pourquoi la commission scolaire et le syndicat forcent la main de tout le monde alors qu’ils savent d’ores et déjà ce qui va se produire l’année suivante! Ça leur tenterait pas de prendre un break? De fumer le calumet de la paix pis de faire les coins ronds un peu? En bout de ligne, ils seraient gagnants; la prochaine génération de profs aurait peut-être une meilleure estime d’eux et certains ne claqueraient probablement pas la porte à cause de toutes ces tractations beaucoup trop complexes et, souvent, irrespectueuses. Parce que, je le dis et le répète : ce ne sont pas les élèves qui font fuir les jeunes enseignants, c’est ce putain de système de merde!

Alors qu’est-ce qui m’attend? Serai-je encore prof l’an prochain? Pourrai-je encore m’égosiller d’une hargne muette sur la blogosphère?

Trois scénarios sont possibles.

petit a : D’ici la fin de l’année, une manne incroyable d’élèves s’inscrivent à l’école, réussissant à rouvrir quatre classes d’un coup. Étant le plus jeune en terme d’ancienneté, il faut d’abord prioriser mes aïeuls.

petit b : À la fin de l’année, on me déclare en surplus. Je dois donc me rendre à un affichage en juin et changer d’école. Toutefois, je peux signer une clause de «retour à l’école d’origine»; advenant le cas où une classe s’ouvrirait dans l'école en septembre, on me la proposerait en priorité. Cela, évidemment, si mes trois autres collègues ne font pas de même.

petit c : La commission scolaire n’a pas assez de postes à offrir. Je reçois donc une lettre de non réengagement et redrope sur la liste prioritaire. Le coup bas : si j’ai bien compris les explications d’une syndicaliste au bout du fil, comme j’étais «en voie de permanence» et que je n’ai pas fait «deux ans fixe», je perds cette année. Autrement dit, si je suis à nouveau dans un poste à moi, je dois recompter deux ans pour devenir permanent. C'était bien la peine de me faire miroiter la permanence. En plus, je dois me farcir l’affichage de la liste prioritaire. Le bœuf est de retour à l’abattoir!

*gros soupir* Ça n’arrêtera donc jamais?

3.4.07

Diable, vois-tu ce que j'entends?

De plus en plus, j’ai l’impression que les profs, après quelques années d’enseignement, finissent par vivre dans un autre monde. Un monde, chaud, granuleux, qui crisse sous la dent, où on est aveugle et où on peut en faire de moins en moins. Ce monde a deux continents : Tête-dans-le-sable et Minimum-d’efforts. Certains vivent sur l’un ou sur l’autre, mais plusieurs ont une demeure principale sur le premier avec une résidence secondaire sur le second, ou vice et versa.
* * *
En début de semaine, ça parle encore des élections. Les résultats sont tellement surprenants que, qu’on soit gagnant ou perdant, ça prendra quelques temps avant qu’on en revienne. Le sous-thème de la conversation concerne, bien entendu, la montée en flèche du p’tit Mario : est-ce vraiment un vote de protestation ou plutôt une montée de la droite? Chacun y va de ses hypothèses jusqu’à ce qu’une collègue ouvre la bouche et sorte ce que j’appelle communément une «bêtise pleine de préjugés»…

Prof d’un autre âge : En tout cas, moi j’ai voté ADQ pis chu ben contente. J’ai gagné mes élections d’une certaine façon. Quand je vois le monde su’l BS qui crosse le système…
Moi : Ben voyons, je vois pas comment un changement de gouvernement va empêcher ceux qui fourrent le système de continuer. De toute façon, entendons-nous, c’est pas une majorité!
Prof d’un autre âge : Aïe! J’en ai vu assez, à mon autre job. Y’ m’expliquaient tout’ comment y’ s’y prenaient. Ça me choquaient assez.
Moi : Mais entre ce qu’une personne dit et fait… En connais-tu personnellement?
Prof d’un autre âge : Non, mais ça change rien au problème.
Moi
(qui commence à pomper royalement… j’ai la mèche courte!) : C’est vrai. Sauf qu’honnêtement, entre une centaine d’assistés sociaux qui fourrent le gouvernement de 100 piastres par mois pis une centaine de profs qui se pognent le beigne pis crossent le gouvernement à coup de dizaine de milliers chaque année pendant 30 ans et plus, je préfère encore les assistés sociaux!

Je viens de sortir la hache de guerre. Je ne l’aime pas, elle ne m’aime pas. C’est une collègue directe et ses élèves rêvent d’être dans ma classe plutôt que la sienne. Car elle fait partie, mais ne le concédera jamais, de cette minorité enseignante que je viens de nommer crûment. Minorité pour laquelle le syndicat refuse un ordre professionnel. (C’est pas juste pour ça qu’il refuse, mais c’est une autre histoire…)

Prof Sixties (jusque-là muette) : Ben voyons! Des profs qui travaillaient pas, c’était il y a vingt ans. Avec la réforme, ça n’existe plus!
Moi
(encore plus su’l cul) : Quoi?
Prof Cokée
(qui observait sans rien dire) : Ben oui. Tous les profs travaillent, franchement. Moi j’en connais pas qui font rien.
Moi : Ben là! Vous me niaisez!??!?
Prof Cokée
(sur un ton de défi) : Du tout. En connais-tu personnellement, toi?
Moi : Et comment! C’est probablement que vous avez oublié les années où vous étiez à contrat, mais quand on fait 4-5 écoles en précarité, on les voit, ceux qui font la job à moitié. Parce qu’on ne comprend pas comment nous, les suppléants à contrat, qui nous tuons à l’ouvrage pour faire notre marque, on est bumpé, muté, rétrogradé sur la foutue liste prioritaire alors que d’autres passent dans les mailles du filet au nez et à la barbe des directions, des parents et des élèves. Je pense qu’y’en a au moins un par école, sinon deux. Je peux même t’en nommer.
Prof d’un autre âge
(catégorique) : En tout cas, pas dans notre école.
Moi : Ben certain dans notre école! Faut-tu que je les nomme?

Silence. Elles savent toutes, mais elles ne veulent pas savoir. La cloche de la fin de la récré a alors sonné et j’ai bondi, propulsé par ma fureur, laissant derrière moi la froideur d’une guerre en friche.

Une histoire dont vous êtes le Messie

Vous avez été plusieurs à réagir à mon texte sur l'homosexualité des plus jeunes. Que ce soit via les quelques commentaires ici ou les quelques courriels reçus, vous semblez avoir été émus.

Si c'est le cas, alors il y a encore du chemin à faire. Comme toute discrimination, on rêve du jour ou elle n'émouvra ou ne dérangera plus personne parce qu'elle ne sera plus considérée comme une différence.

Alors faites un Jésus de vous-même, un porteur de la bonne nouvelle! Si vous avez un blogue, citez-moi. Copiez-collez le texte au complet si vous voulez, j'm'en sacre! Vous n'avez pas de blogue? Faites passer l'adresse url, parlez s'en, invitez les gens à le lire. Imprimez l'article, collez le au bureau, dans le métro. Lisez-le à un souper entre amis, faites s'en un sujet de conversation à votre prochain club de tricot.

Pour que cette différence n'en soit plus une. Pour que ces enfants respirent un peu mieux.

31.3.07

Les Aventures du P'tit Maudit 2

Parce qu’avant d’être prof, il était petit…

Décembre. 1981. 2e année.

On est au début du mois, mais déjà la fébrilité est présente. La classe est excitée. Prof Air bête a installé le sapin et les décorations toute seule parce qu’elle ne voulait pas qu’ils cassent quelque chose. Ils ont commencé les bricolages de Noël classiques, comme le sapin avec la ouate ou le bonhomme de neige avec trois boules de styromousse et de la feutrine. Ça travaille aussi à écrire une lettre au Père Noël avec les nouveaux mots de débutant appris depuis septembre. Lui, il n’écrit pas au Père Noël. D’abord, il ne sait même pas s’il a une opinion sur son existence. Et s’il existe, ben il lui fait vraiment trop peur pour qu’en plus il lui écrive. Passe encore d’accepter ses cadeaux. Mais être copains comme cochons, wooh les moteurs!

Alors il dessine. Il aime bien dessiner. Tout le monde lui dit qu’il est bon. Pas le «Il est dont bon en dessin!» aucunement objectif que lancent à tout bout de champ les parents. C’est plutôt le «Aïe! Té bon! Aïe! Viens voêr c’qu’y’a faite!» des élèves de sa classe. Et quand ça vient de ceux qui ne lui parlent jamais, c’est encore plus apprécié.

Pour lui, le dessin, c’est un autre monde. C’est plonger dans son imaginaire, s’y immerger. C’est aussi une des rares choses dont il est fier. Alors il s’y donne à fond. Tellement à fond qu’il frôle l’autisme et est aspiré dans un univers parallèle. Comme quand il regarde la télé et comme quand, beaucoup plus tard dans son existence, il jouera aux jeux vidéo.

Tout à coup, on l’extirpe brutalement de son nirvana gribouillé. Il lève les yeux d’une feuille sur laquelle il y a peut-être un dragon qui mange du poisson ou un insecte étrange qui joue aux cartes, pour se retrouver nez à nez avec Prof Air bête qui a ce pour quoi il lui a donné ce surnom : l’air bête.

Et à juste raison! Elle a fait ranger les projets de Noël il y a 20 minutes et a distribué un test rapide d’additions et de soustractions dont le temps est à présent écoulé. C’est en voulant récupérer la feuille de chaque élève qu’elle s’est aperçue qu’il dessinait encore. Elle est furieuse et ses bajoues tremblent d’indignation. Elle lui pique son dessin, le déchire sous son nez, prend la feuille de maths et se rue à son bureau pour y mettre un «zéro» tout rouge.

Il a chaud. Il a l’impression d’être en feu. Ses yeux lui piquent. Et il réalise qu’il a une envie de pipi qui, à elle seule, atteint le seuil de pression du barrage LG2. Parce que, dans son univers parallèle, il n’a aucun besoin précis : jamais faim, jamais endormi, jamais besoin des autres, jamais envie de pipi. Il lève la main et elle lui accorde le droit de parole à son corps défendant. Quoi? Aller aux toilettes? Hors de question! Comment peut-il espérer une telle «faveur» après ce qui vient de se passer.

Donc il patiente, il serre les dents, il pense à tout sauf à de l’eau, à une piscine, à des chutes. Il est incapable de se concentrer sur la leçon en cours. Il rêve d’un urinoir. D’un arbre dans le bois. De s’arrêter sur le bord de l’autoroute. Il guette l’heure de la récré de l’après-midi. La cloche qui le sauvera.

Quand elle sonne, c’est la ruée vers les casiers. Il y a de la neige en décembre, chose encore habituelle à l’époque. Prof Air bête s’apprête à sortir de la classe derrière les élèves lorsqu’elle remarque qu’il est encore là. Il pleure à chaudes larmes et elle doit croire que ce sont les pleurs honteux d’un petit garçon qui s’est fait chicané par sa maîtresse. Mais elles n’ont rien de chaud, ces larmes, car ce sont celles, amères, d’un orgueil bafoué contre son gré. Orgueil qui maintenant s’étend au pied de sa chaise en une flaque dont la couleur ne trompera personne.

Est-elle troublée? Choquée? Coupable? Repentante? Il ne saurait le dire. Mais en tout cas, la réplique qu’elle lui sert, la lui fera haïr jusqu’à la fin de l’année. «Si t’avais pas été aussi désagréable, je t’aurais laissé y aller. Mais là… En té cas! Reste à l’intérieur pour la récré pis après, ben faudra que tu patientes. Tu te changeras chez-vous.» Elle est méchante, voilà ce qu’elle est.

Il est resté à la récré et le concierge est venu nettoyer, avec un sourire qui se voulait réconfortant. Il a passé le reste de l’après-midi à mariner dans son jus, dans la moiteur glaciale, malgré le chauffage, de son slip et de son pantalon marqué du fessier au bas de la jambe gauche. À la fin de l’après-midi, il a attendu que tous les élèves soient sortis, a longé le mur jusqu’à son casier et a traîné dans les corridors pour éviter les autres dans la cour. En retournant chez lui, malgré son pantalon de neige, il a senti la morsure du froid sur cette humidité malodorante. En passant la porte de l'appartement, il a filé directement à sa chambre et s’est changé avant de se présenter à sa mère, prenant bien soin de cacher les traces de la honte dans son sac de lavage.

Oui, elle était méchante. Pas pour le pipi, non. Parce qu’elle lui avait détruit la quiétude de son univers parallèle. Il n’y serait jamais plus en paix, craignant toujours une quelconque fuite.